Piraterie numérique du livre: et maintenant, on fait quoi?
Suite à la conférence-débat qui a eu lieu ce 31 mai sur la piraterie en ligne (annoncée dans LN 51) des livres, nous vous proposons un résumé de l’intervention de l’avocat Benoît Michaux qui a fait un point limpide sur les moyens juridiques à disposition des ayants droit pour combattre les diffusions non autorisées de fichiers protégés par le droit d’auteur.
Pour savoir ce que les juges acceptent de prononcer comme mesures coercitives requises par les ayants droit pour lutter contre la piraterie, c’est vers la juridiction communautaire qu’il faut se tourner. La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée à plusieurs reprises sur les mesures qui sont « acceptables » ou non, compte tenu des intérêts et des différents enjeux qui sont en présence.
Les acteurs de la piraterie numérique sont bien sûr les uploaders (ceux qui mettent le contenu protégé à disposition sur le web, sans avoir reçu d’autorisation des ayants droits), les downloaders (ceux qui consultent le contenu illégal), mais aussi les moteurs de recherche (qui permettent de trouver facilement du contenu illicite), les sites illégaux (qui hébergent le contenu illicite) ainsi que les fournisseurs de services Internet (ISP pour Internet Service Providers), lesquels jouent un rôle essentiel.
Attaquer les uploaders et downloaders est un travail peu réaliste: procès à répétition, donc coût et lenteur… En effet, si l’on compte par exemple 5 millions d’utilisateurs connectés à un protocole peer-to-peer à l’instant I, il faudrait entreprendre un nombre incalculable de démarches pour obtenir les coordonnées des personnes physiques coupables de comportements illégaux, les mettre en demeure, introduire les procédures, etc., et ce chaque jour, pour ne pas dire chaque heure. Impensable.
Il faut donc viser ceux qui ont un rôle clé en permettant la mise à disposition du contenu illicite, les ISP.
Mais avant de ce faire, il faut être conscient que les législations européennes applicables notamment en matière de commerce électronique, accordent des garanties fondamentales aux ISP en leur offrant de larges exonérations de responsabilité. Le législateur européen a en effet considéré que les ISP étaient les premiers à protéger, dans la mesure où, quand ils se cantonnent à leur rôle d’intermédiaire passif et technique, il leur est impossible de contrôler tout le flux de données qui passent par leurs réseaux. Imposer un filtrage total et permanent du contenu dont un ISP permet la circulation serait une mesure totalement disproportionnée par rapport aux intérêts d’un ayant droit, face à l’intérêt de l’ISP, aux difficultés techniques et aux coûts que cela représenterait pour lui et aux intérêts protégés par ailleurs par d’autres législations (protection de la vie privée, liberté d’expression…). En outre, une telle mesure correspondrait à une obligation de surveillance généralisée qui est interdite par la loi. La CJUE l’a rappelé dans les arrêts Scarlet (24 nov. 2011) et Netlog (16 fév. 2012).
Un autre moyen de combattre la piraterie est de demander que l’hébergeur suspende le compte d’une personne identifiée comme uploader. L’hébergeur a l’obligation de le faire dès qu’il a connaissance du fait que la personne met du contenu illégal à disposition. La CJUE a eu l’occasion de se prononcer à ce sujet dans l’arrêt l’Oréal/eBay (12 juil. 2011).
De même, l’exploitant d’un site doit pouvoir être condamné à transmettre les coordonnées physiques de l’uploader à l’ayant droit qui le demande lorsqu’il y a infraction à la propriété intellectuelle. Cela a été rappelé dans l’arrêt Bonnier (19 avr. 2012) de la CJUE.
Au niveau national, les juridictions ont accepté d’empêcher l’accès à un site tel que Pirate Bay. Cette mesure a aussi été accordée aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie et au Danemark.
Certains juges estiment que si le « filtrage général » ne peut être accordé pour les raisons vues plus haut, un filtrage spécifique pourrait être ordonné: un éditeur ne peut demander à un ISP de contrôler toutes les informations auprès de tous les utilisateurs du service. Mais il pourrait demander à l’ISP de vérifier que deux titres ne sont pas piratés à nouveau par tel ou tel internaute.
Voilà en gros les différentes possibilités.
Et alors, concrètement, on fait quoi?
Il est actuellement impossible de répondre à cette question. En effet, il est très difficile de chiffrer les effets du piratage numérique des ouvrages en termes de préjudice. Ce qui est sûr, c’est que mettre en oeuvre les moyens de lutter contre ce piratage coûte cher en énergie et en frais judiciaires.
Des outils tels que SINBAD (programme qui recherche les sites hébergeant du contenu illégal et qui envoie automatiquement des demandes de retrait auxdits sites) pourraient s’avérer intéressants, pour autant que le prix à payer par les ayants droits reste inférieur à celui du préjudice réellement subi du fait du piratage de leurs ouvrages.
Espérons que l’avenir et la pratique nous éclairent rapidement sur la voie à suivre, la conclusion étant clairement de favoriser des solutions macro-économiques plutôt que micro-économiques.
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— Isabelle Smida