Thierry Crouzet : « il y a deux ans, Twitter pouvait donner lieu à une production littéraire »
Issu d’une famille de pêcheurs, Thierry Crouzet a commencé à écrire à 17 ans, en même temps qu’il rédigeait ses premières lignes de code. Ingénieur et écrivain, il mène une réflexion à la croisée de l’écriture et des technologies. Thierry Crouzet publie des livres dans le circuit traditionnel ce qui ne l’empêche pas d’expérimenter en permanence de nouvelles voies d’écriture. Rencontre.
Comment les nouvelles technologies influencent-elles l’écriture littéraire ?
L’influence des nouvelles technologies se traduit par de nombreux tests, de nouveaux modes d’expression et beaucoup d’innovation. D’un point de vue artistique, l’auteur a beaucoup à gagner en tirant parti des nouvelles technologies. Du point de vue de l’écriture, il n’y a plus eu de grande révolution depuis la machine à écrire. Or le fond et la forme sont intrinsèquement liés. Le web a décuplé les possibilités de l’auteur. À mes yeux, le plus expérimental à l’heure actuelle reste le blog. C’est un outil interactif. Grâce au trafic qu’il génère, le blog donne la parole aux lecteurs et stimule la créativité des auteurs.
Il y a eu un pic dans l’appropriation des nouvelles technologies qui a décuplé la créativité des auteurs. C’était en 2007, je ne me suis pas arrêté depuis mais je vois que le niveau de créativité a baissé. Le web a apporté l’interactivité, le contact avec les autres auteurs et les lecteurs. L’interaction permanente s’est progressivement déplacée vers les réseaux sociaux. Il y a deux ans, Twitter pouvait donner lieu à une production littéraire, aujourd’hui, c’est fini. Il y a trop de bruit, trop d’interlocuteurs, trop de messages. Certains travaillent de la même manière sur les forums mais l’accès est restreint et l’interaction plus intimiste. Au début des années 2010, Twitter et les blogs donnaient un juste équilibre entre intimité et créativité.
Que vous apporte l’interactivité avec les lecteurs de votre blog ?
Cette interactivité est fondamentale dans mon travail, c’est ce que j’appelle la « stratégie du cyborg ». L’écrivain ne produit pas une œuvre collective mais les possibilités de son cerveau sont multipliées par les autres cerveaux avec lesquels il entre en contact. Les nouvelles technologies offrent une réelle stimulation aux auteurs, j’en suis persuadé.
Lorsque je regarde autour de moi, je me rends compte que pour les auteurs, financièrement, la situation devient de plus en plus dure. Ils n’arrivent plus à vivre de leur plume et la création littéraire est de moins en moins stimulée. À mes yeux, la majorité des écrivains veulent avant tout connaitre des succès commerciaux et reproduisent les codes de la littérature contemporaine sans explorer d’autres pistes.
Vous publiez dans le circuit traditionnel mais vous êtes également auto-publié, comment cela se passe-t-il ?
En tant qu’auteur, j’ai ma propre société, ce qui me permet d’avoir un compte sur la plateforme Immatériel pour distribuer mes livres numériques. Même si les ventes que je réalise sont très faibles, c’est confortable. Je sais que mon livre est disponible partout et j’ai un suivi des ventes. Grâce à cet accès, je publie mes anciens textes dont je possède les droits numériques ou des livres oubliés du domaine public. En parallèle, je continue à publier mes textes chez Fayard à qui j’ai cédé des droits papiers et numériques.
Prochainement, je vais publier un livre, dans une maison d’édition suisse, dont je mettrai le texte sous licence creative commons. Je donnerai donc les droits à mon éditeur qui ne sera pas obligé de me reverser les droits. Le sujet du livre s’y prête, je voulais faire un parallèle entre le fond et le modèle économique.
Que pensez-vous du projet ReLIRE ?
Selon moi, le projet ReLIRE est une monstruosité qui arrachent les livres aux auteurs. Je suis absolument contre mais je constate que la majorité des auteurs n’est pas attirée par le numérique. Nous sommes une poignée seulement à franchir le cap. Mais le numérique, c’est une formidable opportunité de changer notre rapport aux lecteurs. Je déplore cette passivité. Au final, chaque auteur peut devenir auto-édité. À la limite, quand je vois cela, je me dis que la BNF et le gouvernement français ont peut-être raison de prendre les choses en main. Les auteurs sont dans une position d’attente par rapport au numérique alors qu’on nous donne les armes pour assurer la publication de nos livres. Les auteurs auraient pu être plus offensifs et rentrer dans le lard de ce système. On aurait pu mettre un système en parallèle et confier la numérisation de nos textes à une instance extérieure. Au lieu de cela, les auteurs se sont engouffrés dans un combat traditionaliste. Personnellement, je continuerai à donner mes textes à lire au public via ma société et je continuerai à ressortir des livres oubliés du domaine public.
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— Stéphanie Michaux