Octavio Kulesz : le livre numérique ne sera pas synonyme de standardisation
Octavio Kulesz est un philosophe et éditeur argentin qui a mené une étude en 2011 consacrée à l’édition numérique dans les pays en développement. Pour notre numéro spécial, consacré au livre numérique dans l’hémisphère sud, Lettres numériques est parti à la rencontre de ce spécialiste des phénomènes digitaux dans des régions aussi diverses que l’Amérique latine, le monde arabe, la Russie, l’Inde ou la Chine.
Octavio Kulesz : j’ai fondé ma première maison d’édition en l’an 2000 lorsque j’ai décidé de créer avec mon frère « Libros del Zorzal« , une structure consacrée aux sciences humaines. Nous avons publié en espagnol les écrits de nombreux auteurs renommés tels que Chomsky, Bourdieu ou Bataille. C’était avant la grande crise argentine de 2001. Par la suite, en 2006, j’ai eu la chance de bénéficier de bourses d’étude professionnelle International Young Publishing Entrepreneur de la part du British Council, qui m’a permis de rencontrer d’autres éditeurs, mais aussi des réalisateurs de films et des producteurs de musique. À ce moment-là, j’ai réellement perçu le grand tsunami qu’allait provoquer l’arrivée du numérique dans l’industrie des biens culturels. Pourtant à l’époque, l’heure n’était qu’aux prototypes de liseuses. Cela m’a passionné.
Après cette expérience européenne, je suis rentré en Argentine où j’ai fondé une nouvelle maison d’édition numérique, Teseo qui propose des titres de niche, toujours dans le domaine des sciences humaines.
Comment en êtes-vous arrivé à réaliser cette étude de référence pour l’Alliance des éditeurs indépendants ?
En tant qu’éditeur du Sud, l’Alliance des éditeurs indépendants, en collaboration avec le Prince Claus Fund, m’a chargé de mener une étude pour comprendre les singularités et les enjeux de l’édition numérique dans les pays en développement. Je suis en effet persuadé que les pays du Sud n’emprunteront pas la même voie que les pays occidentaux en termes de numérique. Selon mes théories, ces pays ne seront pas des marchés copiés sur les modèles américains, qui se développeraient avec 3, 5 ou 10 ans de retard, car les business models du Nord ne satisferont pas nos besoins. À mes yeux, il faut concevoir chaque marché, chaque continent avec ses propres particularités. Comme une langue avec sa propre grammaire, ses propres normes.
Par exemple, pourquoi les appareils d’Apple ne rencontrent-ils pas un grand succès en Amérique latine ? L’explication est culturelle. La culture prônée par Apple est une culture individualiste qui trouve ses racines dans le protestantisme et conçoit le lecteur comme centré sur lui-même. iPhone, iPad, iPod, iMac, ou la mise en avant de soi (« I » en anglais). L’Amérique du Sud ne se retrouve pas dans cette conception. Majoritairement catholique, elle se complait dans la célébration de la communauté et le partage. À l’inverse, la philosophie d’Apple, notamment via l’appstore ou l’iBookstore, érige un univers protégé où le péché n’a pas sa place, s’accordant avec le fameux puritanisme nord-américain.
Or si l’on force la standardisation, les cultures se rebelleront. Pensez à la tour de Babel. En ce qui concerne l’ebook, on le voit bien : le format ePub a du mal à s’imposer face à d’autres formats propriétaires.
Quand on étudie l’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie, on ne peut concevoir le numérique à travers ce prisme. Une multinationale africaine, arabe ou asiatique ne pensera pas ses produits et services en ces termes. En outre, lorsqu’on aborde la question des phénomènes numériques dans les pays du Sud, on dépasse largement le cadre de l’ebook puisqu’il est notamment question de plateformes en ligne, de livres pour téléphones portables, d’impression à la demande ou de contenus pédagogiques. Prenez l’exemple de Paperight en Afrique qui inverse complètement le processus traditionnel d’édition.
Qu’avez-vous pu observer à travers cette enquête ?
Beaucoup d’innovations et de grands paradoxes à la fois. L’Inde par exemple dispose d’une force technologique étonnante. Beaucoup d’investissements ont été faits en ce sens, que ce soit par des acteurs des secteurs privés ou publics. On peut aujourd’hui affirmer que l’Inde est l’un des leaders mondiaux en matière de technologies et pourtant la fracture technologique est énorme : 85% de la population n’a pas accès à Internet. Pour réduire ce schisme, le gouvernement a mis en place le programme Aakash tablet pour équiper sa population avec des tablettes low-cost à 25 euros, ce qui est revenu à distribuer plus de 200 millions de appareils en un temps record. C’est l’un des défis technologiques les plus ambitieux de l’histoire humaine. Cette innovation va donner lieu à des écosystèmes, des applications, des logiciels représentatifs de l’identité indienne et des nouvelles technologies que l’on ne soupçonne même pas en Europe.
La question de la standardisation des technologies est également primordiale. On observe que plusieurs populations n’aiment pas lire sur smartphones. Les écrans trop petits ne permettent pas de saisir le sens des textes rapidement. Or, en Chine, la lecture numérique sur téléphone portable se développe avec beaucoup d’enthousiasme : un idéogramme fournit tellement plus d’informations qu’un caractère romain.
En quoi se distingue fondamentalement le développement numérique du Sud de celui du Nord ?
À la différence des pays occidentaux, la plupart des éditeurs du Sud n’ont pas investi énormément dans l’industrialisation des processus papier. Ils ont en quelque sorte sauté cette « case Gutenberg ». Ils ont donc tout le loisir d’investir pleinement le numérique sans prérequis, ce qui leur garantit un avantage concurrentiel certain. N’ayant pas à gérer cette étape de transition, ils sont beaucoup plus libres d’innover et disposent de plus d’espace pour la création.
Je me rends compte que le Nord a parfois une vision trop simpliste de ce qui se fait au Sud, voire même a tendance à sous-estimer les avancées technologiques faites en ce sens. Je conçois ces technologies comme des réponses à des problèmes d’une communauté à un moment donné. Aakash répond aux problèmes de fracture technologique de l’Inde, or les médias occidentaux en ont parlé comme d’un produit low-cost. Non, Aakash est un produit low-tech, une technologie plus flexible et moins chère que l’iPad qui a pour ambition de former les Indiens au numérique, dans un mouvement allant du bas vers le haut.
Si Amazon et Apple n’arrivent pas à s’imposer dans les pays du Sud, quels seront les acteurs les mieux équipés pour le faire ?
Je crois que cela dépendra fondamentalement de l’émergence des pays leaders dans chaque région qui arriveront à imposer une technologie. En Amérique latine, ce sera le Brésil et le Mexique qui mèneront la danse. Un pays comme l’Argentine ne pourra consentir à de tels développements. Concernant les pays de l’ex-URSS, on observe des mouvements intéressants. La Russie a repris la tête, mais privilégie une technologie ukrainienne, Pocketbook. En Chine, à cause du contexte communisme, il n’y a jamais eu un tissu d’éditeurs indépendants, les éditeurs de jeux vidéo ont donc été les premiers à investir le marché du livre numérique, notamment Shand Cloudary (qui représente 80% de la littérature en ligne) ou Tencent QQ qui a développé de nombreux produits numériques culturels (applications, sons, jeux, etc.). En Inde, ce sont plutôt des éditeurs de logiciels qui ont pris les devants pendant qu’en Afrique, les opérateurs téléphoniques joueront un rôle majeur, car la carte de crédit est très peu développée et les achats en ligne se font par sms.
Les stratégies sous-estimées de ces différentes régions vont ouvrir de nouvelles portes pour de vastes marchés, les opportunités sont énormes tant pour les pays européens qu’américains.
Consulter l’enquête sur le développement du livre numérique dans les pays du Sud par Octavia Kulesz
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— Stéphanie Michaux