La bande dessinée numérique choisit son camp

Le dernier article de Lettres Numériques sur la bande dessinée laissait deux camps dos-à-dos. L’arrivée du géant américain comiXology a fait bouger les choses. Le modèle outre-Atlantique fait école.

En janvier dernier, quatorze éditeurs francophones de bandes dessinées entraient dans le giron de comiXology (leader de la distribution de BD’s numérique au monde).

L’occasion de remarquer que le milieu de la bande dessinée était clivé entre deux approches. L’une assez conservatrice, incarnée par Izneo, rassemblant les gros éditeurs traditionnels et se préoccupant plutôt d’une numérisation et d’une distribution patrimoniale de leurs catalogues. Pour faire simple : Izneo propose des albums homothétiques et c’est à peu près tout, mais il en propose beaucoup. Avec 25 partenaires, la plateforme totalise, en 2013, plus de 3 000 titres, sous différentes formules commerciales. Un ratio catalogue/nombres d’éditeurs bien plus élevé qu’Ave!Comics, la plateforme pionnière en BD numérique francophone.

L’autre approche était, quant à elle, représentée par une kyrielle de petits projets indépendants, résolument axés sur la création et les expériences transmédias.

Mais ça, c’était avant l’arrivée de comiXology.

Le débarquement américain

Les américains ont une approche très différente de la bande dessinée (les comics) : celle des licences, ou des franchises.

Max Carakehian explique ce système dans son mémoire universitaire de fin de Master pour la Solvay Brussels School « Economie du livre et numérique : quels scénarios pour la bande dessinée ? » . « Ces maisons d’édition classiques de comics se convertirent en effet à la fin des années 1990 en sociétés de gestion de licences, vendant leurs personnages pour la production de films, de séries tv, de jeux vidéo, etc. L’édition de bandes dessinées n’est alors pas nécessairement profitable en soi, mais constitue une sorte de « département R&D » pour le reste de l’industrie du divertissement, c’est-à-dire un moyen relativement bon marché de « tester » des histoires avant de les décliner sur d’autres supports »

En gros, les auteurs ne sont pas propriétaires de leurs personnages, l’éditeur peut choisir de vendre les droits d’exploitation d’une série à n’importe qui, sans autorisation des auteurs. On voit alors des séries adaptées à tous les formats : jeux vidéo, série télé, films …

Et bien, c’est ce modèle qui débarque avec chez nous avec comiXology. D’ailleurs, dès mars 2013, une application numérique dédiée à la très populaire série Lanfeust de Troy débarquait sur la plateforme américaine. Fallait-il attendre les comics pour se lancer dans cette voie ? Pas vraiment, puisque c’est finalement une approche assez similaire à l’expérience française Mediaentity: un projet social et transgenre qui voit une histoire déclinée sur plusieurs formats (bandes dessinées, jeux vidéo, jeux de rôles, docu fiction, …) Mais voir cette approche portée par un géant économique comme comiXology lui donne indéniablement une puissance de feu incomparable.

Résistance gauloise

Pour réagir à l’arrivée de comiXology, les éditeurs de bandes dessinées ont décidé de collaborer. En effet, les camps rivaux d’Izneo (Casterman, Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Gallimard BD, …) et Numilog (Glénat, Delcourt, Soleil …) s’allient en juillet 2013 et associent leur catalogue. Ils deviennent alors le plus important catalogue de BD’s numériques francophones.

Mais ce n’est pas tout.

Comme l’explique encore Max Carakehian dans son mémoire : « Le groupe Média-Participations (à qui appartient Izneo, ndlr) en général, qui possède un pôle ‘Image’ consistant à ‘exploite[r] les personnages de bande dessinée par l’édition d’albums, la vente de droits dérivés, la production de dessins animés, la vidéo, la presse BD et l’édition numérique’, semble d’ailleurs vouloir se rapprocher du modèle des sociétés Marvel et DC Comics aux États-Unis »

Max Carakehian poursuit : « Les maisons d’édition du groupe Média-Participations ont également l’avantage de pouvoir bénéficier des compétences techniques et créatives de deux sociétés actives dans le jeu vidéo, Anuman Interactive et Gravity, acquises respectivement en 2009 et en 2011, en plus de celles de cinq studios de dessin animé » (…) La création numérique s’envisage de plus en plus comme une nouvelle forme de « narration dessinée » directement destinée aux écrans (ordinateurs, smartphones et tablettes) avec ses propres codes, tout comme le franco-belge, le comics et le manga par exemple. Ce mouvement s’accompagne chez plusieurs éditeurs d’une volonté de redéfinir leur rôle. Ils deviendraient des « éditeurs-producteurs », capables de décliner une « intention éditoriale » sous toutes ses formes (bande dessinée papier, bande dessinée numérique, film, dessin animé, jeu vidéo, etc.), en réfléchissant dès le départ à l’expérience de consommation particulière que chacune pourrait procurer (…) Au contraire de l’imprimé, ces éditeurs ne sont en effet plus nécessairement les mieux placés pour financer et accompagner les projets numériques. Des entreprises d’auteurs et des éditeurs de jeux vidéo, par exemple, ont prouvé qu’ils en sont aussi capables »

La tendance est désormais très claire ! Fini l’homothétie pure et dure, c’est l’approche transgenre que les éditeurs, même les plus gros, ont finalement choisie.

Encore quelques questions

Mais adopter en Europe le modèle des comics américains ne se fera pas sans répondre à plusieurs questions. Max Carakehian les soulève : « Comment créer des synergies entre sociétés du même groupe et des partenariats durables avec des acteurs externes ? Comment gérer la complexité du système européen de droits d’auteurs ? (…) Comment trouver des licences aussi « fortes » que celles des super-héros de comics ? Notre culture est-elle d’ailleurs prête à accepter cette forme de « convergence » entre les médias ? « 

Et si on peut se féliciter de voir l’approche la plus créative ainsi plébiscitée, il faudra que les pouvoirs subsidiants s’adaptent eux aussi. Thomas Cadène, à l’origine du projet Les Autres Gens en a déjà fait les frais. Il le raconte au micro de France Culture.

Tout n’est pas encore tout à fait réglé, mais au moins, l’univers de la bande dessinée a choisi son camp : la création et l’innovation.

Martin Boonen

@martyboonen

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— Martin Boonen

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