Frédéric Young : « Avec l’ePub 3, les barrières entre disciplines disparaissent »
L’ePub 3 offre de nombreuses possibilités en termes de création. Le livre n’est plus limité à une lecture linéaire mais peut se voir enrichi de sons, de vidéos et de nouvelles expériences multimédia. Pour nous en dire plus sur ces nouvelles opportunités pour les auteurs, Lettres numériques a donné la parole à Frédéric Young, délégué général de la Société Civile des Auteurs Multimédia (SCAM) et de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD), les piliers de la Maison des Auteurs. Une interview qu’il nous a préparée avec ses collaboratrices Anita Van belle et Morgane Batoz-Herges.
Comment définiriez-vous le transmédia ?
C’est un terme que je trouve personnellement « instable », car il est utilisé pour désigner des œuvres, ou des démarches, très différentes… Deux types de dispositifs sont d’ailleurs souvent confondus : le crossmédia, qui consiste à décliner un contenu déjà existant sur plusieurs médias (à ce titre, il va souvent de pair avec une stratégie marketing utilisant les médias secondaires pour ramener le lecteur/spectateur/ internaute vers l’œuvre centrale) et le transmédia, qui voit une œuvre se déployer nativement sur plusieurs médias. En ce sens, je définirais le transmédia comme une expérience déployée sur plusieurs supports qui induisent des modes de narration différents, avec, pour l’internaute, la faculté d’aborder le monde qui lui est proposé selon le canal qui le tente ou qu’il pratique davantage. Cette immersion dans une narration déployée dans différents espaces, autant virtuels que physiques parfois (avec l’apparition des objets connectés) est évidemment une opportunité unique pour les auteurs de faire vivre leurs personnages et leurs histoires dans des réalités réellement parallèles, et parfois complémentaires.
Ce qu’il faut retenir, c’est ça : que la dissémination des canaux de diffusion permet aujourd’hui ce type de projets multidisciplinaires, connectés et multimédia (le terme qui reste finalement le plus juste…) qui offrent des opportunités nouvelles aux créateurs, et notamment aux professionnels de la chaîne du livre. Le PILEn, dont la Maison des Auteurs est l’un des quatre « piliers » (avec l’ADEB, Espace Livre et Création et le SLFB), souhaite d’ailleurs proposer à l’automne une formation longue sur cette question du livre dans les dispositifs transmédia, qui sera ouverte à tous les professionnels du livre qui développent un projet dans ce sens.
Quels sont les principaux avantages des ebooks dits enrichis? Permettent-ils de nouvelles possibilités en termes de création pour les auteurs ? Si oui, lesquelles ?
Toutes les nouvelles technologies, et ce compris les ebooks enrichis, permettent à leurs concepteurs et à leurs auteurs d’explorer de nouvelles voies de création, de nouvelles formes de récit. S’ils leur permettent de façonner leur monde et d’en restituer l’expérience au lecteur de manière enrichie, cet enrichissement est peut être issu de collaborations inédites. L’avantage pour le lecteur est de vivre, comme cela a été le cas avec François Schuiten et La Douce – qu’on pourrait presque rapprocher de l’Arrivée du train en gare de la Ciotat des frères Lumière – un événement qui s’apparente à la magie, de l’apparition, de la perception augmentée, alors qu’il est issu d’un progrès technique. Nous n’en sommes qu’au balbutiement de ce type de création, et c’est passionnant d’assister aux recherches qu’elles engendrent. Les auteurs portent le changement, comme les scientifiques.
A l’Université de Mons (Numédiart), ou ailleurs, ils inventent de nouvelles interactions.
A votre connaissance, quels sont les auteurs et/ou maisons d’édition qui se sont lancés dans l’ePub 3? Est-ce qu’ils sont contents des résultats obtenus ?
Pour l’instant, les retours des auteurs m’indiquent que l’ePub3 est un format magnifique en termes de contenus multimédias et interactifs – et qu’il propose de nombreuses nouvelles fonctionnalités. Cependant, il n’est à 100% compatible qu’avec l’iPad ou l’iPhone, ce qui crée une sorte de brèche technologique dans le public de lecteurs potentiels. C’est pourquoi nous avons opté – sur les conseils de notre prestataire Jiminy Panoz pour le format ePub2 lorsqu’il s’est agit d’adapter en numérique notre premier Bilan des Auteurs (BdA), dont la mise en page était sophistiquée. Nous souhaitions qu’il soit disponible en lecture aussi bien sur mobile que sur tablette, et de la manière la plus large : nous n’avons pas souhaité nous restreindre au seul public Apple. Certains auteurs suivront cette logique éditoriale, d’autres souhaiteront expérimenter au plus pointu et se dirigeront vers l’ePub3. C’est un équilibre à trouver, un choix à faire et il est intéressant en soi de se poser la question.
Je voudrais insister sur le fait qu’il est important de ne pas se focaliser sur les formats, mais de garder à l’esprit les nouvelles possibilités de création qui s’offrent aux auteurs : qu’il s’agisse de livres enrichis, d’applications, de sites web, de capsules, etc. celles-ci leur permettent de créer une autre relation à leur public, beaucoup plus interactive, car ce type d’écritures engage réellement les lecteurs/ spectateurs/ internautes et permet de créer des communautés (qu’il faut, par ailleurs, gérer par après, autre enjeu à peser).
Il est frappant de constater que nombre de créateurs –toutes disciplines confondues- qui souhaitent se lancer sur le terrain de ces nouvelles narrations hésitent entre ePub, application ou site web. On sent à la fois que les barrières entre disciplines disparaissent et que ce que ces nouvelles technologies peuvent apporter en termes de création et de diffusion reste encore du domaine de l’expérimental.
Un des meilleurs exemples d’ePub 3 date de presque deux ans déjà : Kadath, le guide numérique de la Cité Inconnue (H.P. Lovecraft) de Walrus Studio et Mnémos éditions. Depuis, il semble que les éditeurs se sont moins dirigés vers les ePubs enrichis et se contentent de produire des ePub2. Quelles sont, selon vous, les raisons de ce choix des éditeurs ?
Je pense que les éditeurs s’inquiètent de la disproportion entre l’investissement nécessaire en termes de recherche et de développement et la faiblesse des recettes découlant actuellement de la vente d’ouvrages numériques. Ces nouveaux formats et leurs spécificités évoluent également très vite, alors qu’un développement original est une œuvre en soi et demande du temps. Par ailleurs, les lecteurs conventionnels, prêts à investir dans un ouvrage numérique, ne sont pas tous demandeur d’une expérience interactive poussée, alors que les internautes joueurs, par exemple, n’achèteront pas forcément un livre. Tout cela rend la tâche des éditeurs complexe. C’est aussi la mission du PILEn de donner les bonnes informations aux professionnels et de les former pour leur permettre de trouver la stratégie adéquate à leur taille et à leurs objectifs à plus ou moins long terme. Une fois que l’on est formé, que l’on sait où l’on va, que l’on est préparé aux éventuelles embûches que l’on trouvera sur son chemin, c’est plus facile de se lancer.
Du point de vue de la gestion des droits, est-ce que la transmédiatisation pose des problèmes jusqu’ici inconnus ?
Il faut distinguer deux choses. Le transmédia ou plutôt les nouvelles écritures impliquent de nouvelles formes de collaborations, peut être plus proches des procédés du cinéma ou de la télévision. Comme dans le secteur de l’audiovisuel avec le scénariste, le réalisateur, etc. il est primordial de déterminer au préalable qui fait quoi, car on a vu des programmeurs quitter une expérience transmédia en cours de réalisation pour vendre leur développement à une société concurrente ! Les droits de chacun doivent être protégés par des contrats très bien le plus tôt possible lors du développement du projet (C’est d’ailleurs une phase capitale à prévoir). Cela aura une répercussion sur la manière dont seront répartis les droits ensuite. C’est une autre méthodologie de travail à laquelle il faut se familiariser. La SACD-Scam, qui dispose déjà d’une expérience de matière de création transversale au travers du spectacle vivant, qui multiplie lui aussi les « auteurs » potentiels (mise en scène, création multimédia, chorégraphie, etc.) met à la disposition des auteurs des contrats-type de collaboration qui peuvent être ajustés aux diverses configurations rencontrées.
D’autre part, enrichir les œuvres avec des images, des vidéos, du son, des documents d’archives, etc. nécessite évidemment de se renseigner au préalable sur les droits et de se mettre à jour. Mais ce sont des choses qui existent déjà, notamment dans l’audiovisuel : quand on tourne un film on sait très bien qu’il faut obtenir un certain nombre d’autorisations pour y inclure des morceaux de musique, un extrait de film, des documents d’archives, etc. C’est là encore une compétence qui s’acquiert. Les éditeurs scolaires ont par exemple déjà cette compétence.
En cette matière, la gestion collective sera aussi nécessaire pour équilibrer les relations en auteurs, éditeurs et utilisateurs des œuvres, et singulièrement les grands opérateurs. C’est une des conclusions de l’analyse notamment de Pierre Lescure dans son grand rapport sur l’avenir de la création aux temps du numérique.
Quel va être, selon vous, le genre qui va le mieux profiter de cette nouvelle technologie narrative ? La BD ? La chronique journalistique ? Les livres scientifiques de vulgarisation ? Autres genres ?
Tous ces genres seront concernés et amenés à expérimenter avant tout: chronique journalistique en BD numérique, livres scientifiques enrichis, etc. On peut néanmoins tabler sur les narrations « en images » en général, BD ou livre jeunesse. Le livre scolaire a également beaucoup à gagner, car l’interactivité permet énormément en termes de pédagogie et d’apprentissage. Dans le futur on verra certainement un rapprochement de ce secteur avec les serious game.
Quels sont les principaux acteurs, ne provenant pas du monde du livre, qui interviennent dans l’industrie transmédiatique (vidéastes, sonoristes, etc) ?
Tous les acteurs pouvant fournir des contenus multimédias, tous ceux qui ont à voir avec la programmation de manière étendue, ceux qui ont une expertise en matière de formation et d’animation de communautés : parmi eux, graphistes, animateurs de réseaux sociaux, développeurs, etc. Le livre voit arriver une foule d’interlocuteurs inédits ! Malgré tout, le rôle de l’auteur reste central. Sans eux, pas de point de vue, pas d’univers consistant, pas de projet de qualité. On peut avoir le meilleur community manager du monde, un support qui fonctionne parfaitement au niveau technique, si les médias et la technologie ne sont pas au service d’un propos, s’il n’y a pas de regard d’auteur, l’oeuvre ne trouvera pas son public. C’est fondamental. La gesticulation technologique n’a jamais séduit, ému, accompagné personne. A la Maison des Auteurs, nous sommes soucieux de ces questions et lançons cette année un Pôle Ecritures/ Développement, qui agira, nous l’espérons, en réseau avec d’autres structures telles que Mediaparticipations, l’ACA, la RTBF, Numédiart, etc. pour former et accompagner les auteurs et porteurs de projets éditoriaux du secteur du livre, mais aussi du spectacle vivant et de l’audiovisuel, dans l’exploration de ces nouvelles écritures, pour que leur potentiel de création soit exalté et non enseveli par ces technologies qu’il faut maîtriser avant de les utiliser, de les contrarier même, de manière créative.
Pouvez-vous nous parler du meilleur exemple belge d’un produit transmédia ?
En matière de livre, incontestablement, Uropa de Bernard Hislaire et Laurence Erlich, même s’il connaît une pause actuellement. Notre ambition est d’aider, de façon contemporaine, exigeante et durable, de nombreux autres auteurs à mieux structurer leurs projets et à convaincre leurs partenaires pour se lancer vers les publics dans les meilleures conditions possibles.
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— Stéphanie Michaux