Yves Citton : « Le numérique permet le prolongement de l’attention humaine »
Le 15 mars aura lieu la prochaine conférence du cycle « Pour un numérique humain et critique », dont nous vous parlions récemment. À cette occasion, Lettres Numériques a interrogé l’intervenant de la rencontre, Yves Citton, professeur à l’université de Grenoble, qui viendra parler de « l’écologie de l’attention ».
Pouvez-vous revenir sur votre parcours et nous expliquer en quelques mots d’où vous est venu l’intérêt pour le sujet de la conférence de ce 15 mars ?
Je suis co-directeur de la revue « Multitudes » et professeur de littérature à l’université de Grenoble. Je me présente comme un « archéologue des médias », c’est-à-dire que je réfléchis à ce que sont les médias et aux temporalités différentes dans lesquelles ils s’inscrivent. En tant que professeur de littérature, je me suis toujours intéressé à ce que l’on fait lorsqu’on lit des textes littéraires et posé la question : qu’est-ce qu’interpréter un texte ? Les études littéraires impliquent un certain type d’attention porté aux textes. J’ai commencé mes recherches en interprétant des textes d’économie politique du XVIIIe siècle en me posant les questions suivantes : quel type de parole, de fable, de métaphore, de jeux littéraires sont impliqués dans ce travail scientifique ? J’en ai conclu que l’attention portée au texte était différente en fonction des corpus (scientifique d’un côté et littéraire de l’autre).
J’en suis venu à comprendre que dans le monde contemporain, les phénomènes d’information/communication jouent un rôle central. Les médias sont un lieu de pouvoir essentiel mais que nous ne pensons pas assez. Depuis plusieurs années, je travaille sur les médias pour mieux les comprendre et me suis inspiré des travaux de Gabriel Tarde, le premier à penser les publics des médias et à envisager le phénomène d’attention d’un point de vue collectif. À la fin du XIXe siècle, nous nous sommes rendus compte de la transformation parallèle technologique qui prenait forme avec entre autres l’apparition du télégraphe et du téléphone. Ces succession et superposition des médias ont mené à faire la distinction entre d’un côté les médias techniques et de l’autre les subjectivités humaines plus ou moins attentives à ces médias.
Vous parlez d’économie de l’attention, d’incapacité de se concentrer, d’armes de distraction massive et de googlisation des esprits. Comment selon vous passer d’une économie à une écologie de l’attention ?
On parle depuis une vingtaine d’années d’économie de l’attention. À ce sujet, j’ai rédigé un recueil pour faire le point là-dessus. L’économie de l’attention c’est considérer l’attention comme une ressource rare qui peut s’acheter et se vendre. Nous sommes partis de là pour proposer une « écologie de l’attention » en partant du constat que l’économie de l’attention est une approche insuffisante car elle accepte un certain nombre de présupposés individualistes. Or la réflexion n’est pas individuelle mais conditionnée par ce que je lis dans les médias, ce que je vois au journal télévisé, etc. Ce à quoi je « choisis » d’accorder mon attention est conditionné par ces environnements médiatiques. Passer d’une « économie » à une « écologie » de l’attention, c’est tout d’abord sortir du modèle individualiste pour réfléchir en termes d’attention collective mais aussi s’éloigner d’un modèle économique qui ne se limite qu’à la quantification.
Vous dites que « l’avènement du numérique ne nous condamne pas à une dissipation abrutissante. » Qu’est-ce qui vous amène à penser cela ?
Il faut se méfier de tout manichéisme lorsqu’on parle de l’attention et du numérique : soit condamner soit faire l’éloge du numérique. Une autre réduction revient à dire que c’est bien de se concentrer et que c’est mal d’être distrait. Il s’agit d’une évidence qui est trompeuse car la concentration n’est pas un bien en soi. Le vrai problème se situe dans le fait qu’il existe toujours plusieurs niveaux attentionnels. Il est important de s’entrainer à se concentrer. Ce n’est pas une affaire de choix individuel et de volonté mais d’abord une question de circonstance. La distraction en soi n’existe pas. Un élève que l’on dit distrait est en fait attentif à autre chose qu’à ce à quoi l’autorité veut qu’il soit attentif. L’hyper-attention est la faculté de faire plusieurs choses à la fois de façon superficielle. Des études démontrent que parmi les générations actuelles, il y a une plus grande capacité à répartir son attention sur plusieurs tâches simultanées. Il faut donc nuancer l’idée de distraction car l’hyper-attention est une capacité comme une autre. Il faut offrir à l’humain des circonstances dans lesquelles se concentrer et il s’agit là d’une responsabilité sociale et collective plutôt qu’individuelle.
Le numérique permet de prolonger notre attention. Mais dans quelle mesure empêcher que cette attention ne nous échappe ?
Le numérique n’est ni une cause ni une expansion de notre inattention. D’une part, cela accroit admirablement nos capacités d’attention car le numérique nous permet d’accéder à des lieux auxquels nous n’aurions pu accéder il y a 30 ans. Le numérique c’est aussi une rapidité d’opération qui s’avère problématique dans le sens où nous nous confrontons à une temporalité infiniment plus rapide que notre pensée humaine. Le prolongement de mon attention grâce au numérique passe par une accélération du travail de catégorisations. Google va très vite et le danger c’est que ces catégorisations s’imposent à nous et qu’elles ne soient plus le résultat de ce que nous fabriquons mais plutôt de catégories agrégées déjà faites pour nous. Cela implique du point de vue de l’utilisateur une sorte de méfiance, le devoir de ne pas accepter ces catégorisations et de les remettre en question.
Le travail de l’attention humaine est dès lors de retarder ces catégorisations imposées trop vite par le numérique. Il faut se repérer parmi elles, les critiquer, les affiner et les récuser. Un tel travail doit se concevoir de manière tout à fait différente. Les big data sont partout et sont le résultat d’un encodage de données effectué durant les 40 dernières années. Il faut remettre en question la notion de données et la traduire en termes de « préhension ». Ces données ont en effet d’abord été prises : Par qui ? Avec quelle finalité ? Selon quelle logique ? Autant de questions qui permettent d’humaniser le travail.
Pour en savoir plus sur « L’écologie de l’attention », rendez-vous le 15 mars pour la conférence d’Yves Citton (le programme à cet endroit). Il sera également présent le 16 mars au Mundaneum de Mons à 16h. Toutes les infos ici.
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— Gaëlle Noëson