Librel, quatre ans après : rencontre avec Philippe Goffe
Lors de son lancement en 2014, Librel se présentait comme un nouveau canal de vente belge pour les livres numériques, sur un marché saturé par les grands opérateurs tels qu’Amazon ou la Fnac. Un pari qui commence à porter ses fruits puisque, selon les chiffres dévoilés en juin par l’ADEB, 6 % des lecteurs digitaux ont utilisé le portail collectif indépendant pour acquérir leurs ebooks en 2017. Rencontre avec Philippe Goffe, fondateur de la librairie Graffiti et initiateur du projet, qui revient sur le « choix politique » à l’origine de la plateforme, et sur l’importance de la visibilité pour son développement futur.
Lettres Numériques : Pouvez-vous nous rappeler les origines du portail Librel ?
Philippe Goffe : Il y a quelques années, la Ministre de la Culture[1] a désiré aider les acteurs de la chaîne du livre dans leur approche du numérique. Un groupe de réflexion, le GEN, a donc été lancé à cette fin. Il a donné lieu à certaines résolutions et notamment mis en lumière la nécessité pour les libraires d’entrer dans le numérique par la création d’un portail de vente de livres numériques. Toujours avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les libraires se sont mis à la tâche et ont étudié le marché. Et en 2014, le portail Librel était lancé… Le but était bien sûr de permettre aux libraires d’accéder, par une démarche collective, à la vente de livres numériques, et donc en les fédérant : il y a une trentaine de libraires réunis au sein du portail Librel, qui est assez unique en son genre.
Quels sont les avantages de cette plateforme par rapport aux autres ?
Je ne parlerais pas tellement d’avantage, parce que toutes les plateformes qui proposent des livres numériques offrent à peu près les mêmes services, en donnant accès à un catalogue censé être complet, à des prix qui sont identiques puisqu’il existe désormais le prix fixe du livre numérique. Ce n’est donc pas tellement en termes d’avantages que je parlerais, mais plutôt en termes de choix, et de choix politique. À côté des plateformes très connues qui « phagocytent » le marché, il doit exister une offre parallèle, qui porte la voix de la librairie indépendante. L’offre globale est donc la même, mais pas les préconisations, qui sont des choix de libraires. La librairie indépendante a donc toute sa place sur ce marché-là. Le canal est différent, et le privilégier par rapport aux grandes plateformes, c’est un vrai choix.
En 2017, selon les chiffres dévoilés par l’ADEB, l’acquisition de livres numériques via Librel est passée de 3 à 6 %. Êtes-vous satisfait de cette performance ? Comment l’expliquez-vous ?
Les augmentations en pourcentage, lorsque l’on part de chiffres assez bas, ne sont pas très significatives en général. Certes, nous avons doublé notre score, nous en sommes très satisfaits, mais il faut relativiser : le marché du livre numérique est encore assez peu développé. Au sein du livre numérique, la part de la littérature, qui est l’essentiel de ce que nous vendons, représente un pourcentage très faible, que ce soit en Belgique ou en France. Nous ne nous faisons pas d’illusion. Simplement, cette augmentation est certainement due à une meilleure connaissance de la « marque » Librel. C’est ce que nous tâchons de faire de plus en plus : nous imposer, ou en tout cas montrer que nous existons. Nous sommes présents à la Foire du Livre, nous communiquons sur les réseaux sociaux, et nous venons également de monter une campagne de communication sur la RTBF et via Facebook, en disant que le livre numérique offre aussi du plaisir. C’est comme cela que nous souhaitons être présents. Cette croissance s’explique donc, selon moi, par un choix délibéré de lecteurs de se différencier des grandes plateformes habituelles et de se tourner vers nous, ce qui me satisfait totalement. Nous n’avons pas d’ambition démesurée, nous savons que nous restons minoritaires sur le marché, mais comme je l’ai dit, nous y avons notre place et espérons l’imposer petit à petit.
Quels sont les objectifs de Librel pour les prochaines années ?
Notre premier objectif, c’est bien sûr d’augmenter notre petite part de marché. Notre deuxième objectif, c’est de joindre à terme le livre papier au livre numérique. C’est un projet qui sera également porté avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles et qui a évidemment pour but de rendre un peu plus visible la librairie francophone indépendante sur le marché. Et notre troisième objectif, c’est bien sûr de contribuer par notre présence et notre volontarisme à l’élaboration de l’interopérabilité dans le domaine du numérique. Actuellement, il existe des blocages dus aux systèmes propriétaires comme Amazon, Apple, etc., mais aussi aux systèmes de cryptage des livres numériques, et principalement le DRM Adobe, qui rendent difficile la circulation des livres numériques. En joignant nos forces au combat qui est mené, notamment pour le DRM LCP Readium, nous espérons contribuer à la meilleure accessibilité du livre numérique. L’important pour nous, c’est que le livre numérique soit exactement comme le livre papier : accessible partout, prêtable à ses amis, ce qui sera bien plus facile avec le DRM LCP. Mais c’est un combat qui prendra encore un peu de temps !
Comment le numérique et Internet ont-ils modifié le métier de libraire selon vous ?
Il est tout à fait évident qu’Internet a changé le métier du libraire, notamment au niveau de la prescription, de la communication et de la visibilité. Lorsque l’on forme des libraires, on ne peut plus éviter de leur parler des réseaux sociaux, de Facebook, d’Instagram, etc. Internet a profondément changé le rapport du libraire avec sa clientèle : pour la toucher, il doit être vigilant au fait qu’elle est inondée d’informations, sollicitée de toutes parts… et souvent impatiente. À l’exception peut-être des librairies de niche, ou pour des clientèles attachées viscéralement à leur libraire (il en existe encore), l’intégration d’une gestion et d’une communication par le web est indispensable pour exister.
L’émergence du livre numérique quant à elle n’a pas changé grand-chose en tant que tel à l’activité des libraires. Le marché est encore faible, et le livre numérique n’a pas révolutionné le métier. La chose intéressante à constater, c’est que les clients qui achètent du numérique sur Librel sont souvent les mêmes que ceux que nous avons en librairie. Je le constate en première ligne, le public numérique est un public qui lit aussi du papier et qui ne l’abandonne pas. Par contre, d’autres choses risquent de changer : je ne vois pas très bien comment le segment le plus innovant dans le domaine du livre numérique, comme par exemple livres interactifs qui se développent surtout sur les applications mais dont le modèle économique n’est pas encore assuré, parviendra à être accessible à la librairie. J’ai l’impression que ces produits, ceux qui pourraient apporter un vrai plus au livre par rapport à « l’ebook » que nous vendons et qui n’est que le clone du livre papier, risquent d’échapper à notre réseau. Certes, certains d’entre eux ressemblent de moins en moins à des livres, mais la véritable question qui se pose est la suivante : comment faire se réunir nos métiers (c’est valable aussi pour les auteurs et les éditeurs) et l’innovation ? La créativité et l’inventivité sont là, et même si nous n’en avons pas une vue très claire aujourd’hui, le plus important pour les libraires est d’en être conscients et de maintenir une veille.
Propos recueillis par Élisabeth Mol.
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[1] Fadila Laanan, Ministre de la Culture, de l’Audiovisuel et de la Jeunesse au Gouvernement de la Communauté française Wallonie-Bruxelles de 2004 à 2014.
— Elisabeth Mol