Ebooks accessibles : pour Fernando Pinto da Silva, il est primordial de sensibiliser tous les acteurs de la chaîne du livre
Consultant expert accessibilité depuis 2016 au sein d’EDRLab, Fernando Pinto da Silva a bien voulu répondre à nos questions sur l’accessibilité des livres numériques pour les personnes empêchées de lire : comment améliorer les formats et technologies disponibles ? Quel est le rôle de l’éditeur dans ce processus ? Ce spécialiste de la lecture numérique nous en dit plus sur cette problématique essentielle.
Lettres Numériques : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?
Fernando Pinto da Silva : Je suis Fernando Pinto da Silva, je travaille aujourd’hui pour EDRLab (European Digital Reading Lab), une organisation basée à Paris qui a pour vocation de promouvoir la lecture numérique en Europe. Mon parcours peut sembler, entre guillemets, un peu étrange : depuis 1999, je m’intéresse aux questions d’accès à l’écrit pour les publics empêchés de lire. Je suis moi-même aveugle : cela a toujours été une constante pour moi d’accéder à l’information et de réfléchir à une manière de permettre à mes pairs d’y accéder plus facilement ; ce qui fait que j’ai d’abord été très militant dans des associations qui ont depuis disparu, comme SÉSAME qui était à l’époque la première bibliothèque numérique sur CD-ROM pour déficients visuels. J’ai ensuite rejoint l’association Valentin Hauy où j’étais salarié en tant que responsable de l’imprimerie braille et gros caractères, puis ai ouvert le centre d’évaluation et de recherches sur les technologies pour les aveugles et les malvoyants, qui évalue des produits permettant aux non- et malvoyants d’être plus autonomes.
Enfin, fin 2015, j’ai décidé de partir vers d’autres horizons, notamment parce qu’au sein de l’association Valentin Hauy, j’avais dirigé des chaînes de production de livres numériques adaptés et j’avais eu le sentiment qu’il était possible de réaliser d’autres choses dans d’autres environnements. Ce fut effectivement le cas lorsque j’ai rejoint EDRLab pour m’occuper des problèmes spécifiquement liés à l’accessibilité des livres numériques.
Quel est votre point de vue sur le lecteur DAISY [acronyme de Digital Accessible Information System, une norme pour livre audio destinée aux personnes empêchées de lire des documents imprimés] ? Vous semble-t-il au point ?
Est-ce que ce type d’appareil est au point ? La réponse est oui, par rapport à ce qu’on en attend : c’est-à-dire que le format DAISY et la norme qui a spécifié ce lecteur répondent en effet à la demande. Mais la question qui se pose, ce n’est pas tant s’il répond bien à la demande que de savoir si les contenus proposés dans ce format sont suffisants : le constat qui est fait, pour nous public empêché de lire, c’est que nous sommes dans une pénurie d’accès aux livres. Pour ce qui est du marché français, nous avons accès à 5 % de l’offre éditoriale, ce qui n’est clairement pas suffisant. Techniquement, oui, ces lecteurs DAISY fonctionnent donc bien, mais ce que nous attendons d’eux aujourd’hui, c’est qu’ils évoluent vers d’autres formats, et c’est là-dessus que nous travaillons entre autres à EDR Lab.
Nous voulons amener ces lecteurs vers des formats qui sont la succession du format DAISY, soit le format ePub 3. Nous voulons faire en sorte que les lecteurs DAISY gèrent ePub 3 alors qu’aujourd’hui, force est de constater que ce n’est pas le cas : DAISY les gère en effet de façon dégradée, comme il lirait un ePub 2. Un certain nombre de fonctionnalités, comme les notes de bas de page, ne sont en effet pas pris en charge. D’autre part, il est selon moi tout aussi impératif que des appareils de lecture standard soient capables de gérer l’ePub 3 nativement accessible dans des interfaces nativement accessibles. J’ai devant moi un iPhone 8, qui est mon téléphone de tous les jours : j’ai besoin d’avoir des applications qui soient accessibles pour me permettre d’accéder à mes collections nativement accessibles.
Comment améliorer cet état de fait ?
C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. C’est-à-dire que les fabricants de lecteurs DAISY, quand on leur dit « vous devez implémenter ePub 3, on peut vous accompagner, ce n’est pas compliqué », sont d’accord sur le principe, mais quelle est la réalité aujourd’hui du marché ePub 3 nativement accessible ? Qui fait du format ePub 3 nativement accessible ? Si l’on veut aller vers cela aujourd’hui et que ces lecteurs spécifiques soient en mesure de gérer le format ePub 3, il faut que l’offre ePub 3 nativement accessible existe. Elle commence à émerger en France où un certain nombre d’acteurs s’y intéressent.
Le groupe Hachette a notamment rendu obligatoire l’accessibilité numérique des titres « simples » [soit sans illustrations ni schémas] depuis mars 2018, puisque tout titre simple livré par les équipes internes ou externes qui ne serait pas conforme aux normes d’accessibilité est rejeté par Hachette. C’est peut-être le début de quelque chose : si un acteur s’y met, d’autres s’y mettront aussi. Nous avons besoin que cette offre existe de plus en plus, d’abord pour que les utilisateurs que nous sommes le sachent, mais aussi pour que les fabricants de solutions se disent qu’il y a un marché à investir.
Pouvez-vous nous expliquer plus en détail le problème de l’accessibilité native de l’ePub 3 ? Quel rôle peut jouer l’éditeur ?
En fait, pour que le public empêché de lecture puisse utiliser convenablement un lecteur ePub 3, il faut que celui-ci respecte un certain nombre de normes, qui n’ont rien d’extraordinaire en soi : ce sont des façons de coder le format ePub 3 qui permettent par exemple d’avoir des notes de bas de page bien balisées qui seront (ou non) prononcées de manière systématique (ou non) par nos appareils de lecture. Aujourd’hui, il existe des standards en la matière : un document a été réalisé par l’IDPF (International Digital Publishing Forum) en janvier 2017, qui s’appelle « EPUB Accessibility Techniques » (version 1.0) et que nous avons d’ailleurs traduit en français au sein du groupe « Normes et standards » du SNE [ce document est disponible ici]. Ce dont nous avons besoin, c’est que les éditeurs fassent ce travail de mise en conformité d’accessibilité pour les ePub 3, notamment des titres simples.
Cependant, il y a souvent une confusion entre une offre éditoriale accessible et une accessibilité de l’ensemble de l’écosystème : il est fondamental que nous ayons des titres nativement accessibles de la part des éditeurs, mais cela ne constitue que le début de la chaîne. Derrière, il faut qu’il y ait des métadonnées qui décrivent cette accessibilité, il faut que des tiers certifient cette accessibilité, mais aussi que les plateformes où ces titres seront distribués soient elles-mêmes accessibles : si une librairie en ligne ne respecte pas les standards d’accessibilité du Web, qui existent également et sont promus par le W3C depuis des années à travers notamment les WCAG 2.1 (Web Content Accessibility Guidelines), je n’aurai pas accès à l’interface même qui me permettrait d’avoir accès à un livre nativement accessible, ce qui serait absurde. De la même façon, les bibliothèques numériques en ligne doivent être accessibles en respectant ces mêmes standards. Ça suppose, pour dérouler un peu la chaîne, que les services tiers utilisés par ces librairies et ces bibliothèques soient eux-mêmes accessibles. C’est-à-dire que si je peux choisir mon titre, vérifier qu’il est accessible parce que c’est clairement indiqué, que je décide de l’acheter et qu’au moment de l’achat, l’entreprise délègue l’acte de l’achat à une autre plateforme et que celle-ci n’est pas accessible, alors il y a rupture de la chaîne d’accessibilité : je ne peux pas procéder à l’achat.
La DRM constitue un autre problème d’accessibilité.
S’il y a apposition d’une DRM, il faut en effet que celle-ci respecte l’accessibilité. Pour le secteur dont je m’occupe, nous avons très souvent été victimes de l’apposition d’une DRM qui ne nous permettait pas de déposer des titres sur notre lecteur DAISY parce qu’elle rendait ces fichiers inutilisables : même quand on avait de l’ePub 2, qui n’était pas trop mal supporté, nous étions obligés de casser la DRM d’un livre acheté (et non piraté) pour pouvoir lire le livre. C’est pourquoi nous avons souhaité mettre au point au sein d’EDR Lab une DRM qui soit également respectueuse de l’accessibilité : LCP permet de garantir cela.
Où en est l’accessibilité à la lecture dans le domaine de l’enseignement ? Quels problèmes propres à ce secteur se posent aujourd’hui ?
Il faut considérer les choses dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui. Pour prendre un point de vue un peu moins technique et un peu plus politique, nous avons une répartition des secteurs qui est assez claire : il y a actuellement en discussion un acte européen d’accessibilité entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil européen, qui vise à rendre accessibles les biens et les services dans différents domaines. Un de ces domaines, c’est le livre. Selon les prévisions, l’ensemble des éditeurs présents dans l’Union européenne devront rendre leurs livres simples nativement accessibles à l’horizon 2024-2025.
Les titres complexes, tels que les livres illustrés ou scolaires, ne sont donc pas compris : selon la Fédération européenne des éditeurs, cette prise en charge serait en effet disproportionnée et représenterait un risque économique trop important pour les éditeurs scolaires et de livres illustrés. C’est là qu’un deuxième mécanisme existe : le traité de Marrakech, signé en 2013 et qui vient officiellement d’être ratifié par l’UE le 1er octobre 2018, organise très clairement la possibilité pour les organisations qui font de l’édition adaptée de créer des contenus lorsqu’ils n’existent pas de façon nativement accessible. Certaines organisations vont donc continuer à faire ce travail d’adaptation très fin, notamment sur les domaines de l’enseignement. Si cela suppose un travail très minutieux, on sait cependant que des livres numériques existent aujourd’hui qui ne sont pas satisfaisants dans une situation d’inclusion scolaire : ils ne sont pas toujours structurés de manière conforme à la maquette graphique et il y a donc un certain nombre de ruptures logiques. Il n’est pas non plus possible d’annoter les ePubs ou de zoomer une carte de géographie.
Quels sont vos prochains objectifs dans cet effort d’amélioration de l’accessibilité ?
Je suis actuellement en Belgique pour rencontrer des acteurs belges du secteur de l’édition standard et adaptée ; j’essaie aussi de faire savoir ce qu’il est en train de se passer, notamment auprès des différentes organisations pour déficients visuels qui découvrent le potentiel de l’ePub 3 et la possibilité qu’ont les éditeurs de faire du nativement accessible. Il est aussi important qu’elles comprennent ce que permet de faire le traité de Marrakech. En effet, grâce à ce traité, il est possible d’échanger de manière transfrontalière un certain nombre d’adaptations, ce qui évitera, notamment dans la francophonie, d’avoir par exemple une dizaine d’adaptations d’un roman d’Amélie Nothomb. L’une des missions d’EDRLab depuis un certain temps déjà est ainsi d’acculturer d’une part le secteur éditorial standard aux besoins des publics empêchés de lire, mais aussi, et on a trop souvent tendance à l’oublier, d’acculturer les organisations qui travaillent dans le domaine de l’édition adaptée à ces bouleversements à la fois technologiques et politico-juridiques.
Elles pourront ainsi travailler dans de meilleures conditions, mutualiser leurs ressources et dégager du temps pour l’adaptation de livres, ce qu’elles n’ont pas le temps de faire aujourd’hui. De façon plus générale, nous avons déjà rencontré de nombreux acteurs dans la francophonie (Suisse, Belgique, Canada, etc.) ou à l’international, nous avons eu des échanges avec des pays européens sur la question de la déficience visuelle ou avec la bibliothèque du Congrès aux États-Unis. Nous avons publié un certain nombre de livrables, notamment à travers les ateliers du groupe « Normes et standards » du SNE. Aujourd’hui, il est important pour nous de développer d’autres problématiques liées à l’accessibilité qu’on connaît un peu moins techniquement, y compris au niveau international : il s’agit des besoins des personnes dyslexiques et dyspraxiques pour lesquels il y a à la fois une demande de prise en compte et une demande de définition de ces besoins.
Propos recueillis par Élisabeth Mol.
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— Elisabeth Mol