Inside de Bruno Latour : la philosophie mise en scène
Avec Inside, le philosophe Bruno Latour plonge le spectateur à l’intérieur de la caverne de Platon. Présentée au Kaaitheather, cette pièce de théâtre entend connecter scénographie et philosophie à travers une méditation collective et augmentée. Au programme, rien de moins qu’une remise en question radicale de la représentation du monde. Grâce à une mise en scène de Frédérique Aït-Touati et aux modélisations d’une équipe de chercheurs et artistes, Latour nous invite à redescendre sur terre, à échanger le point de vue cyclopéen de la planète bleue pour une cartographie multiple de l’expérience.
Plutôt qu’un rideau qui se lève, c’est un écran immense qui s’illumine entre le public et la figure sobrement éclairée de Latour. L’obscurité est quasi totale. L’image qui s’interpose entre le spectateur et le philosophe est celle d’un glacier dont les crevasses semblent imiter le célèbre Cri d’Edvard Munsch. Là où autrefois ce spectacle aurait appartenu au domaine du sublime, il apparaît aujourd’hui comme un signal d’alarme. L’homme qui observe ce tableau n’est plus l’infime spectateur de l’immensité de la nature. Il n’est plus un observateur impartial, mais un participant direct à la glace qui fond lentement sous les traînées de l’avion qui la survole. Il est à l’intérieur du monde : une perspective déroutante.
Une cartographie incarnée
La crise écologique est au centre des réflexions de Latour. Il fait partie des théoriciens de l’Anthropocène, le concept selon lequel l’influence de l’être humain sur la biosphère a atteint un tel niveau qu’elle est devenue une force géologique majeure. L’injonction généralisée face à ce phénomène est un appel à l’unité, caractérisé par l’image lointaine de la planète bleue. Latour entend souligner les limites de cette représentation globaliste. L’unité illusoire qu’elle promet nous empêche d’éprouver les défis particuliers qui nous lient à un territoire, tout en nous maintenant dans l’étonnement face à l’absence de consensus. Latour propose de reconnecter le territoire aux questions sociales par la création de nouvelles formes de représentation. Des motifs délicats illuminent l’obscurité qui nous sépare. Des représentations archaïques de la terre comme Gaia se mêlent aux données de chercheurs, proposant des schémas radicalement différents des positionnements identitaires actuels. Les images s’opposent au « monde de Trump », comme Latour n’hésite pas à l’appeler, ou l’expérience est fortifiée à l’intérieur de frontières rigides. À la place, il nous expose une carte aux trajectoires poreuses et aux logiques multidimensionnelles où les tracés d’espèces se dessinent et se croisent.
Vers des arts politiques ?
Bruno Latour n’est pas étranger à la transdisciplinarité. C’est une des prémisses du Master d’Expérimentation en Arts Politiques qu’il pilote en 2010 à Sciences Po. La pédagogie du master s’inscrit dans une utopie pragmatiste qui conçoit l’art comme une opération de saisie, loin des essentialismes par genre ou par discipline que le Romantisme lui a imposés. Dans ce contexte, chercheurs et artistes travaillent ensemble pour formuler des représentations autour de phénomènes contemporains. La conférence-performance (ou conférence augmentée) devient alors à la fois une manière de faire collaborer de jeunes artistes sur des questions d’actualité et une façon d’animer des discours souvent confinés à des milieux d’experts. La collaboration avec la metteuse en scène Frédérique Aït-Touati a ainsi donné lieu à différents dispositifs. Une conférence au Quai Branly mettait en scène l’intervention d’un climato-sceptique dissimulé dans le public. L’irruption soudaine d’un point de vue divergent participait à soutenir l’attention du spectateur, brusquement engagé dans un conflit politique. Dans Inside, l’expérience est moins politique que méditative. Aidé par les paysages sonores et les jeux de lumière, l’esprit se surprend à divaguer vers des associations libres entre le monde et ses représentations. Mais parmi les ombres projetées sur les parois de la scène, la voix de Latour nous rappelle d’atterrir.
Crédits photo : Dorothea Tuch
— Emma Kraak