Livre audio dématérialisé : perspectives et enjeux (Partie 2)
Le livre audio connaît un véritable essor en France, où il a enregistré ces deux dernières années une croissance à deux chiffres. À l’occasion de la journée interprofessionnelle du livre audio, qui s’est tenue en juin dernier, quatre intervenants se sont exprimés sur les enjeux de la transition numérique pour ce format de lecture : quel nouveau modèle économique suppose-t-elle ? Quel rôle doivent jouer les bibliothèques dans cette transition en termes de médiation et de prêt ? Comment exister en parallèle des GAFAM qui ne cessent de consolider leur monopole ? Où en est-on du développement de l’intelligence artificielle dans le domaine vocal, notamment via les enceintes connectées ? Compte-rendu de cette rencontre.
La question du modèle économique
Comme l’explique Éric Marbeau, responsable partenariat et diffusion du groupe Madrigall (Gallimard), « toute la chaîne profite d’un intérêt plus grand de la part de nombreux acteurs ». Cet intérêt pour le livre audio a notamment été permis par les bibliothèques, réseau implanté qui a joué un rôle de communication moteur auprès du public. Mais c’est aussi « le travail remarquable » de plateformes comme Book d’oreille et sa mise au point d’une application technique qui permet de rendre cette offre concrète dans les bibliothèques. Pour les éditeurs et les diffuseurs, c’est l’occasion de sortir d’une situation de quasi-oligopole imposée par Audible, Amazon, Apple. Si ces géants, à grand renfort d’investissement, ont contribué à faire connaître le livre audio, « il est grand temps de décloisonner les réseaux et d’en faire profiter les auteurs et les éditeurs, via le levier “Kobo-Fnac-Orange”, mais aussi d’autres acteurs avec qui des discussions sont en cours ». Ce décloisonnement permettra de rééquilibrer le rapport de force et de se libérer d’un oligopole qui s’accapare l’essentiel de la valeur aujourd’hui.
Des problèmes de coût de production
Pour Agnès Panquiault se pose aussi le problème de la pénurie de catalogues : pour parvenir à convertir un public, un catalogue trop léger ne peut suffire. Celui de Kobo avoisine aujourd’hui les 3000 titres, dont de nombreux best-sellers. Les coûts de production sont cependant élevés, un problème qui ne s’était pas posé avec les ebooks, dont la production est bien moins onéreuse : à son lancement en France en 2011, Kobo proposait déjà 100 000 livres en français. Cependant, l’appétence claire des usagers pour le livre audio devrait accélérer la production, qui sera plus facilement amortie. En effet, proposer du choix est indispensable pour être attractif au consommateur. Agnès Panquiault note le potentiel des livres autoédités, qui représentent une part importante sur le marché des ebooks : au niveau mondial, c’est le premier éditeur (et le 5e en France). Dans le cas des livres audio, Kobo compte produire ses meilleurs auteurs autoédités.
Pour tous les intervenants, il est donc urgent de développer un catalogue de livres audio adapté au public numérique qui, on l’a déjà mentionné, n’est pas le même que le public papier. Pour ce faire, il faut activer les différents réseaux et les faire collaborer, mais aussi travailler collectivement à mettre en place des standards pour faciliter l’accès du livre audio. Différentes questions se posent : comment supporter des fichiers lourds, comment gérer le prêt sans DRM tout en imposant une durée limitée ? Comment développer une solution streaming également utilisable en ligne ? Et réduire le ticket d’entrée de tous ces acteurs, notamment les plus petits et traditionnels, pour porter le catalogue de livres audio. Ce n’est pas si simple : les fichiers sont lourds, avec les fichiers MP3 en prêt sans DRM, comment les gérer pour qu’il y ait une durée de prêt limitée ? Tous les acteurs doivent s’atteler à ces questions des standards pour opposer une concurrence crédible face aux GAFA.
Quant au modèle économique du livre audio numérique, il est appelé, selon Jean-François Cusson, à se transformer continuellement : « il faut être attentif aux usages et aux statistiques et constater, en collaboration avec les éditeurs, si le modèle est adapté ou doit évoluer. »
Pour amener les nouveaux publics, la médiation jouera le même rôle qu’avec les livres numériques il y a quelques années : celui de former des lecteurs et de les amener vers les usages du numérique. Il y a un marché à développer dans les régions les plus reculées du Québec, où l’accès au livre est problématique : c’est d’ailleurs là que les prêts numériques sont les plus importants.
Qu’est-il des GAFA et des enceintes connectées ?
L’utilisation de l’intelligence artificielle est une question vaste qui dépasse le marché de l’édition. Pour Éric Marbeau, il est clair que ces nouvelles technologies vont modifier les usages liés à la voix. Si, pour Amazon, « c’est une façon de faciliter les accès et la monétisation de nombreux contenus, il y a une opportunité à saisir pour les éditeurs, en créant un autre accès à l’audio et au livre audio via ces géants du Net, qui envoient directement vers leurs boutiques en ligne ». Oliver Carpentier alerte quant à lui sur le monopole exercé par Google sur l’e-commerce, dans lequel est transposée la librairie : le géant du Net maîtrise les métriques et l’achat du trafic également, il lui est donc aisé de profiler les consommateurs et de leur proposer un achat de livres audio au moment opportun, lésant ainsi les plateformes indépendantes.
Éric Marbeau note le potentiel des enceintes connectées dans un cadre familial : en effet, une étude IPSOS a montré que le livre audio n’est pas seulement utilisé en mobilité, mais aussi à domicile. Aux États-Unis, 51 millions de foyers américains sont déjà équipés d’une enceinte connectée… avec 70 % de parts de marché pour Amazon.
Au Québec, si l’on est bien loin des chiffres du marché américain, il existe de nombreux foyers de recherche en intelligence artificielle et en algorithmique pour contribuer à fournir une meilleure médiation numérique. Les bibliothèques accumulent des collections de plus en plus denses, de plusieurs dizaines de milliers de titres. Comment les faire vivre pleinement et éviter que la demande se concentre sur les best-sellers ? Pour mettre les fonds en lumière, la technologie peut jouer un rôle important en faisant ressortir des tendances et en croisant les livres audio et numériques avec les autres produits culturels présents dans les bibliothèques : il est ainsi possible de faire un lien entre livre audio et film, livre numérique et article papier, etc.
Pour Agnès Planquiaut, la pratique du livre audio n’est pas forcément tournée vers le monde hyperconnecté d’aujourd’hui et de demain : il s’agit aussi d’un retour vers le passé, d’une tentative de déconnexion en se racontant une histoire ; il y a une attente d’écoute chez soi, coupé de la tablette, loin donc des enceintes connectées telles qu’Echo ou Alexa. Pour elle, le modèle économique de Kobo est distinct de celui des GAFAM, car l’entreprise cherche à vendre le livre comme une fin en soi, au contraire des géants du Net pour qui ils ne sont qu’un moyen de vendre d’autres produits.
Et Olivier Carpentier de conclure : « Il y a deux façons d’envisager le livre audio ; selon une stratégie “nextflixtainment”, soit le livre audio comme une forme de divertissement, ou bien comme un objet rattaché à la chaîne du livre, à cet univers symbolique du livre. C’est ce que nous essayons de maintenir chez Book d’Oreille. »
Pour retrouver l’intégralité de la conférence, c’est par ici.
Retrouvez la première partie de ce compte-rendu ici.
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— Elisabeth Mol