Laetitia Castillan : l’accessibilité numérique des manuels scolaires pour les enfants malvoyants
Lettres Numériques est parti à la rencontre de Laetitia Castillan, doctorante toulousaine qui étudie l’accessibilité numérique des manuels scolaires pour des enfants malvoyants. Cette interview est le premier volet d’une série d’articles sur le domaine de l’accessibilité numérique. Ce dernier est d’une importance cruciale pour de nombreuses personnes souffrant de handicap, il mérite donc toute notre attention.
Lettres Numériques : Avant de rentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
Laetitia Castillan : Je suis psychologue de formation et je réalise actuellement une thèse sur l’accessibilité des manuels scolaires numériques pour les élèves déficients visuels. Je dépends de deux laboratoires : le laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie de l’université Toulouse Jean Jaurès, et l’IRIT, l’Institut de Recherche en Informatique de Toulouse.
Votre thèse de doctorat est axée sur l’accessibilité de l’apprentissage multimédia pour les enfants déficients visuels. Qu’est-ce qui vous a dirigé vers ce sujet bien précis ?
Il y a, dans la région toulousaine, plusieurs chercheurs et chercheuses de différentes disciplines qui travaillent sur l’accessibilité numérique, le handicap visuel et les apprentissages scolaires. De plus, aux plans sociétal et politique, le contexte actuel prévoit l’inclusion en milieu scolaire ordinaire des élèves en situation de handicap et promeut le développement et l’usage du numérique pour l’éducation. Autant d’éléments qui justifiaient de proposer une thèse qui a d’ailleurs été financée par l’Université Fédérale de Toulouse Midi-Pyrénées et la Région Occitanie. J’ai postulé à cette offre car j’avais déjà travaillé sur la conception de documents multimédia et que j’étais personnellement intéressée par le domaine du handicap visuel, même si je n’étais pas experte dans ce domaine.
Quel est l’état des choses dans ce domaine aujourd’hui ? Des solutions, autres qu’OPALINe ou Blitab, ont-elles déjà été développées ?
Pour l’instant, il n’y a pas grand-chose. On a tendance à appliquer au scolaire les normes qui ont été établies pour l’accessibilité au Web. On essaie de donner des pistes aux éditeurs pour adapter les ouvrages numériques. Cependant, les données que l’on a sur les obstacles à l’accessibilité numérique concernent des adultes utilisateurs du Web. Or, il n’est pas dit que les obstacles à l’accessibilité des manuels scolaires numériques soient tout à fait les mêmes car, sur le plan mental, ce ne sont pas tout à fait les mêmes exigences. Nous essayons donc de construire des bases de connaissance sur les enfants déficients visuels devant interagir avec un manuel numérique dans un contexte scolaire.
D’après vous, investir ce domaine nécessite la contribution de la psychologie cognitive de l’apprentissage, de l’ergonomie cognitive et de l’interaction homme-machine. Dans quelles mesures ces domaines interviennent-ils ?
D’abord, il faut comprendre quels sont les processus cognitifs qui sont en jeu lors de la réalisation d’une tâche d’apprentissage impliquant un manuel numérique et comment ces processus sont altérés lorsque le manuel est accessible via une technologie d’assistance (par exemple le zoom ou un lecteur d’écran) et, en parallèle, il faut avoir une bonne connaissance des outils informatiques pour déterminer les stratégies les plus efficientes. Dans une perspective ergonomique, on entend travailler avec les enfants en amont pour comprendre leurs besoins et déterminer les interfaces adaptées. Ensuite, nous souhaitons tester les solutions que nous avons proposées auprès des utilisateurs.
Cela fait plus de deux ans et demi que vous avez débuté votre thèse, quels éléments avez-vous déjà pu dégager pour répondre à votre problématique ?
La première année a consisté en l’élaboration de l’état de l’art et de la problématique, mais il était assez maigre, il y avait en effet peu de données sur ce sujet précis. Nous sommes donc allés sur le terrain pour effectuer beaucoup d’observations et cela a donné lieu à un article. Nous avons donc pu observer les difficultés de ces élèves en situation scolaire. Ce que nous avons observé est que les élèves déficients visuels qui utilisent des technologies d’assistance pour interagir avec la documentation scolaire ont besoin de beaucoup plus de temps et surtout les obstacles qu’ils rencontrent dans l’accès à l’information consomment des ressources mentales qui sont alors moins disponibles pour réaliser leurs tâches d’apprentissage. Notamment, l’accès à l’information est plus linéaire et morcelé : les élèves doivent sans arrêt construire la cohérence à partir d’éléments appréhendés de façon éparse.
Ensuite, on a mis à plat le processus d’adaptation des contenus pédagogiques en France et en Suède pour comprendre pourquoi, en France, nous sommes encore majoritairement sur une adaptation de ces contenus en papier ou en PDF (format figé) alors même que la grande majorité des autres pays européens ont opté pour des versions numériques. En Suède, ils sont déjà dans la production de manuels scolaires numériques dans leur intégralité. Ceci permet aux élèves de gagner en autonomie, de rétablir l’équité à l’accès aux contenus pédagogiques, de réguler les apprentissages, de diminuer les ressources mentales liées à l’apprentissage et d’avoir recours à des stratégies de compensation pour leur faire gagner du temps. En effet, ils perdent énormément de temps durant l’apprentissage. D’un point de vue social, cela peut aussi favoriser les inclusions, car le braille n’étant pas maîtrisé par les camarades ou les professeurs, une forme d’exclusion se met en place.
Nous avons aussi effectué des tests d’utilisateurs. Il existe déjà sur le marché un certain nombre de manuels numériques que nous avons testés pour déterminer leur accessibilité. Nous les avons évalués auprès d’élèves voyants et malvoyants (les plateformes d’accès étant incompatibles avec les logiciels d’assistance, les tests n’ont pas pu être réalisés auprès d’élèves aveugles). Les malvoyants perdent énormément de temps par rapport aux voyants. Mais surtout, la charge cognitive, ou l’effort mental pour réaliser une tâche, est bien plus importante chez les malvoyants. Paradoxalement, malgré les difficultés pour naviguer et réaliser les tâches, ils sont tout de même favorables à ces supports numériques. Il est possible d’améliorer ces manuels grâce à un zoom sur l’ensemble de l’ouvrage, des fonctionnalités de navigation par mots-clés, etc.
Selon vous, quelle est la priorité pour résoudre ces problèmes d’accessibilité ?
La première étape serait de concevoir des manuels scolaires numériques en ePub3, correctement balisés, et que ces ouvrages soient disponibles sur la base PLATON. Les éditeurs commencent à être sensibilisés à l’accessibilité et semblent faire des efforts de ce côté-là. D’ailleurs, dans le cadre de ma thèse, je collabore avec les éditions Nathan afin d’avoir un regard sur les contraintes qui pèsent sur eux et une bonne vision de la chaîne de conception d’un manuel scolaire. Ensuite, il faudrait que les services d’adaptation français apportent les modifications spécifiques aux besoins des enfants malvoyants pour fournir des contenus adaptés. Je pense que cela doit se faire de manière graduelle afin de construire et d’utiliser des connaissances théoriques pour l’adaptation.
Pensez-vous que des agents conversationnels du type « chatbot », capables de tenir une discussion avec un humain, peuvent être un outil envisageable dans le cadre de l’accessibilité au numérique ?
Bien sûr, étant donné que la discussion peut être lue, ça peut être un bon outil pour les enfants malvoyants. Ils peuvent alors gagner beaucoup de temps en s’épargnant des recherches Internet laborieuses à travers des onglets et une navigation peu adaptée pour eux. De toute façon, dans le contexte scolaire, à partir du moment où on leur fait gagner du temps cela ne peut qu’être bénéfique.
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— Jean Cheramy