« L’absence des femmes dans le monde digital n’est pas une fatalité » : rencontre avec Isabelle Collet
Dans son ouvrage Les oubliées du numérique paru le 26 septembre dernier, Isabelle Collet dresse le bilan d’un secteur massivement dominé par les hommes et aborde les solutions à instaurer pour favoriser l’inclusion des femmes. Afin de faire le point sur cet enjeu crucial, Lettres Numériques est allé à la rencontrer de l’auteure.
Lettres Numériques : Pour commencer, quel est votre parcours ?
Isabelle Collet : Je suis informaticienne scientifique. Après avoir passé six ans en tant que formatrice en informatique, j’ai souhaité reprendre des études en science de l’éducation pour obtenir un diplôme en ingénierie de la formation. Je suis entrée à l’université Paris Nanterre et j’y ai découvert les études genre, qu’on appelait à l’époque « rapports sociaux de sexe ». J’ai compris beaucoup de choses, sur mon parcours, sur le fonctionnement de la société en général en matière d’orientation et de formation… Ces découvertes m’ont suffisamment passionnée pour que je reste jusqu’au doctorat. Ma thèse portait sur la masculinisation des études d’informatique. Je suis donc devenue sociologue. Mais si j’avais trouvé en informatique un travail intéressant, valorisant et un moyen de faire carrière, je serais devenue une informaticienne heureuse.
Comment en êtes–vous venue à vous intéresser au lien entre genre et nouvelles technologies ?
Mon parcours vous donne la réponse. J’ajouterai que rétrospectivement, j’ai un début de parcours « féminin » assez typique. J’ai arrêté ma formation au Bachelier, pensant que je n’aurais pas le niveau pour le Master et je n’ai pas été encouragée (ni découragée, d’ailleurs) à poursuivre, alors que j’étais quatrième de ma promotion. J’ai travaillé dans la formation informatique… c’est-à-dire que comme beaucoup d’informaticiennes, les opportunités que j’ai rencontrées étaient dans des métiers connexes à la technique elle-même. Finalement, j’ai douté sérieusement d’être à ma place dans la tech. Les études genre m’ont permis de revisiter mon parcours et donner l’envie d’aller plus avant sur le sujet. Le livre que je publie aux éditions Le Passeur, Les oubliées du numérique, est la compilation de plus de quinze ans de recherche.
Quelle est la place des femmes dans le numérique aujourd’hui ?
Elle est toute petite : 15 % de femmes en France comme en Suisse travaillent réellement dans le numérique (si on retire du calcul les fonctions supports, comme le marketing ou les RH). 11 % seulement en cybersécurité, alors que c’est vraiment un domaine d’avenir. Elles sont 12 % en école d’ingénieur.
Pourquoi le numérique est–il principalement dominé par les hommes ?
Il s’est passé deux phénomènes dans les années 1990. Les métiers de ce secteur sont devenus prestigieux. L’informatique, c’était un emploi assuré, une carrière. Or, quand un savoir prend de l’importance dans le monde social, il se masculinise. Les femmes n’ont pas quitté le secteur, mais les hommes y sont arrivés en masse. L’autre phénomène, c’est l’arrivée du micro-ordinateur. Les garçons ont été les premiers équipés, et il s’est rapidement créé autour de ces ordinateurs des microsociétés de garçons adolescents, qu’on appelle aujourd’hui les « geeks ». Une nouvelle représentation de l’informatique est née, dans la tête des parents, des enseignants et des jeunes. L’informatique était une activité de jeunes garçons, peu sociables, peu sportifs, engloutis dans leur rapport à la machine… un stéréotype, bien sûr. Comme au même moment, le micro-ordinateur est arrivé en entreprise en remplacement des gros systèmes, il s’est créé une continuité des représentations erronée, mais puissante entre l’informatique faite par les geeks à la maison et les métiers de l’informatique. Les femmes sont devenues de plus en plus rares dans les études puis dans les métiers, mais ni l’entreprise ni l’enseignement supérieur n’a estimé à ce moment-là que c’était un problème. Au contraire, de nombreux discours naturalisant expliquaient que cette transformation était normale : les hommes étaient supposés être plus logiques, plus attirées par la technique, alors que les femmes, parce qu’elles ont la capacité d’être mère, devaient être plus proche de la nature. Que les femmes aient été pionnières dans le génie logiciel dans les années 1940-1970 et que les hommes aient la capacité d’être père ne semblait pas entrer en ligne de compte !
Quelles sont les conséquences de cette discrimination de genre ?
C’est d’abord une question de justice sociale. Il n’y a aucune rationalité biologique qui justifie d’écarter la moitié de la population. Ensuite, se priver de la moitié des talents est un réel gâchis. Enfin, c’est une mesure indispensable pour développer le secteur. Une poignée de personnes très homogènes, essentiellement des hommes blancs de milieux privilégiés, ne peut pas penser seule un monde numérique pour toutes et tous.
Quelles sont les solutions à mettre en place pour favoriser l’inclusion des femmes dans le numérique ?
Il faut bien sûr travailler sur le terrain de l’éducation : les enseignants devraient être tous et toutes formés de manière obligatoire et évaluée à la pédagogie de l’égalité. Il me semble aussi indispensable d’apprendre aux enfants ce qu’est le numérique, comment on code… Et de rappeler qu’un certain nombre de femmes dans l’informatique ont fait des découvertes fondamentales. Montrer qu’il y a toujours eu des femmes informaticiennes et qu’elles ont fait des découvertes de premier plan, depuis la première programmeuse, Ada Lovelace, à Katie Bouman qui a dirigé l’équipe qui a produit la première photo d’un trou noir.
Mais il faut aussi être incitatif : mettre en place des sessions d’information voire de formations non mixtes sur les métiers du numérique par exemple, tel que cela se fait à Bruxelles avec Interface 3 depuis longtemps.
Instaurer des quotas est une manière efficace et rapide d’augmenter la part des femmes dans les écoles. La crainte est souvent qu’un quota fera baisser le niveau. Cette crainte est sans fondement. Puisqu’il n’y a ni cerveau rose ni cerveau bleu, quand on a 90 % d’hommes et 10 % de femmes dans une formation, c’est bien qu’il y a eu une discrimination positive extrêmement efficace envers les hommes, pour permettre une telle disproportion. Combien de femmes de valeur ont été écartées, tout au long de leur parcours pour de mauvaises raisons ? Un quota temporaire, même s’il est insatisfaisant intellectuellement, permet simplement de rattraper des années de socialisation différenciée.
Vous êtes membre du Conseil d’Administration de femmes@numérique, pouvez–vous nous exposer brièvement le travail de ladite fondation ?
Seule une mobilisation exceptionnelle, inscrite dans la durée, permettra d’inverser les courbes et de rétablir une représentation homogène des femmes et des hommes dans le numérique. Cette mobilisation est l’objet de la fondation Femmes@Numérique qui a regroupé autour d’elle plus d’une trentaine d’associations. Notre objectif est de sensibiliser massivement le grand public, les organisations publiques et privées, les pouvoirs publics, les acteurs de la formation et de l’enseignement.
Nous venons de boucler un appel à projets à la suite duquel nous allons financer sept associations, sept projets sélectionnés pour le sérieux et l’expertise des porteurs de projets, les leviers de passage à l’échelle, la pérennité des résultats attendus et la capacité d’innovation.
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— Victoire Dunker